Créer la société de demain (par Marina KOUSOURI)

Marina KOUSOURI

31 octobre, 2023

Mais Freud signifie tout simplement que la « société » ne peut pas être comprise qu’ au plan de sa dimension économique pure puisque la psychanalyse reconnaît la puissance du désir humain.  Mais faisons attention, la société ne peut pas être confondue avec la culture. Une fois que le passage de la nature à la culture a été fait, la société reflète cette capacité d’ « être ensemble ». Comment faire pour mieux « être ensemble » ? Si au sein des sociétés la création évoque l’art et les idées , quel genre de création pourrait contribuer à être mieux ensemble pour vivre mieux ensemble ?

Je voudrais vous parler d’un projet qui me tient à cœur , un projet pluridisciplinaire qui a comme but d’accueillir des jeunes exilés et exclus à la marge de la société à un grand château en Normandie pour créer une culture biologique. L’enjeu de ce projet est à travers un acte créatif mais pas forcément artistique , ici en l’occurrence la culture biologique , que les uns s’identifient aux autres de manière à apprendre à vivre ensemble à travers leurs différences. Ce n’est pas un hasard si pour Freud le concept clé pour une clinique du social c’est l’idéal. Créer signifie selon le dictionnaire donner l’existence , tirer du néant , réaliser quelque chose qui n’existait pas encore, tirer du néant.  Autour de cet acte créatif qui permettra aux jeunes exilés de s’identifier entre eux et surtout de pouvoir trouver une terre d’accueil. En quoi cet acte créatif de culture de la terre et de la production biologique permettra de penser autrement la société de demain ? ou en quoi cette création par la terre aura un effet thérapeutique ? autrement dit , comment la création remanie le champ social ou dans quel sens la création devient un acte politique ?

Quand on parle d’exil des jeunes gens il nous faut saisir ses aspects : premièrement les logiques de la terreur qui se regroupent sous la notion d’humiliation. Ensuite la passivité , qui me semble également qui est un phénomène psycho-politique dans le cadre des structures socio-politiques productrices d’anomie. Mais ces deux notions s’affaiblissent quand la création devient la sublimation positive qui semble être un nouvel horizon qui se présente pour eux comme et qui remanie le champ européen. Mais aussi une création du lien social une possibilité de faire solide devant les tissus qui se défont, avec une augmentation de l’individualisme, du narcissisme, des liens relâchés, les partis des extrêmes en forte hausse, ainsi que les intégrismes religieux, on assiste à une sorte de fragmentation de la société, où le néolibéralisme fait son beurre. L’impression générale est que la société régresse, on dirait qu’elle plonge dans un narcissisme enfantin, le monde est devenu virtuel , l’imaginaire joue des jeux obscurs.    Cela se manifeste par un retour du racisme, de la xénophobie, la misogynie, l’antisémitisme, l’homophobie, en somme par une non acceptation des différences, comme s’il fallait ordonner les sociétés par races, par religion, par orientation sexuelle, par genre, etc. Ce qui tuerait toute possibilité de création. La création naît de la rencontre des différences, cela a toujours été le cas. De la confrontation des idées différentes ont donné naissance à des nouvelles idées. Un tableau, une peinture sont nés de la combinaison des formes et des couleurs différentes, donnant forme à une nouvelle composition, ainsi de suite.

C’est le différent, l’original qui fait progresser, grandir.  La société de demain pourra se faire à partir de la rencontre des couleurs, des liens entre les différentes populations, des différentes cultures. Mais pour cela il va falloir produire la rencontre, les liens, les articulations, la création comme acte politique de solidarité. Parce que si la situation contemporaine semble s’inscrire dans ce que Etienne Balibar conçoit comme une économie de violence généralisée, une domination du capital financier, une violence sociale générale n’est pas un hasard malheureux mais relève de ces politiques de terreur qui s’appuient sur des idéologies diverses et variées, qui vont permettre à des groupes d’individus de prendre et de garder le pouvoir. L’exil et la souffrance de l’exil est un de ces conséquences où on est témoins des pathologies avec des problématiques du déplacement du corps au corps enfermé. Dans ce château d’accueil,  ces jeunes ils devront assister à des ateliers de citoyenneté où ils travailleront et expérimenteront ce qu’est la différence, en termes d’assumer leur propre différence et d’accepter la différence d’autrui, aussi ils pourront investir et intégrer la conscience de l’interdépendance activant la responsabilité individuelle et collective. Le fonctionnement des ateliers sera le suivant : Des groupes de parole où les participants pourront partager leurs vécus de la rencontre avec l’autre, des exercices de conscientisation de leurs positions par rapport aux différences et des exposés théoriques sur ces trois sujets suivis des débats. Des jeux divers en équipe, pourront fournir aussi du matériel à analyser. L’enjeu clinique et la stratégie thérapeutique serait que ces jeunes exilés, souvent torturés, délaissés, en désarroi, déconstruisent cette position subjective du tort qu’ils ont subi en tant qu’objets d’un traumatisme subit mais qu’ils redeviennent sujets d’eux-mêmes là où le désir prendra place. C’est un pari politique.

La société que nous connaissons est la matière qui a déjà une forme et que l’on peut transformer. Un peu comme les peintres qui ont créé un nouveau tableau sur une toile déjà utilisée. Les couleurs et les formes qui étaient déjà là vont se constituer comme une base qui va influencer la nouvelle création, les couleurs prendront une certaine nuance qui ne sera pas la pureté de la nouvelle couleur posée. L’art est le lieu où la créativité peut le mieux s’exprimer, les possibilités sont infinies on peut tout oser, tout symboliser, tout penser. L’on peut voir les modèles, la lumière de milles façons, on peut les recréer, les repenser. C’est à mon sens ce que nous avons à faire au niveau de notre société. Il faut la penser, il va falloir ouvrir notre cadre de référence, voir ce qui n’est pas à voir,  ce qui nous ne voulons pas voir, entendre « l’inentendable », tenter de comprendre l’incompréhensible, trouver le sens là où il n’y a pas. Mais c’est justement cela le pari de la psychanalyse c’est pour ça d’ailleurs que Freud souligne les résistances de la société contre la psychanalyse. Allons pour que la création soit un acte politique contre les souffrances de l’exil et de l’exclusion , pour que la création devienne un acte de solidarité à travers le transfert et le désir , conditions pour créer la société qu’on mérite , la société de demain.

Marina KOUSOURI
Docteur en Psychologie
Psychanalyste

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